Le Tigre

« La souveraineté tranquille du félin solitaire, sa capacité à inhiber la pensée associative aliénante, à jouir des plus infimes dons du monde vivant autour, en font un maître de sagesse domestique qui inspire probablement les plus sages, en inventant une allure de la vie que les humains, primates sociaux voués aux jeux de pouvoir et d’influence, n’ont pas su inventer seuls. Pour des raisons d’évolution, le félin solitaire a inventé une forme de vie éthologique qui est une souveraineté sans sujets. Ou : comment être un roi sans avoir de pouvoir sur personne, voilà le paradoxe – sans posséder personne, et donc sans être possédé par personne. À regarder bouger la panthère des crêtes, ou votre chat dans le salon, il est clair qu’ils ont trouvé un ethos de majesté auquel les grands rois de la terre ont rarement atteint. Leur indépendance est le privilège éthologique des rois sans royaumes, indétrônables parce qu’ils n’ont rien à perdre, impossibles à assujettir à notre pouvoir parce qu’ils n’ont de pouvoir sur personne. Le félin solitaire est impérial sans empire autre que sur lui-même. Très peu de veulerie dans son éthogramme, car il n’a pas ou peu de besoin vital qu’il ne sache combler seul ; et pour cette raison, son affection est quelque chose comme un don volontaire, non l’expression d’une dépendance. Il y a cette formule de Nietzsche qui est énigmatique comme idéal politique : “Il n’y a de maîtrise qu’entre maîtres.” Elle devient évidente à vivre avec des félins. » (Baptiste Morizot, Sur la piste animale, p. 110)